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Grains de sel, grains de beauté
14 novembre 2009

Jeanne

Jeanne

Elle s'appelait Jeanne. Elle avait tant de classe, Jeanne.

Elle était comme on disait jadis, fille naturelle,

un riche baron avait troussé sa servante de mère

et d'elle n'avait eu que faire!

Elle a hérité sans doute de quelque chose de cet homme-là: le goût de l'élégance,

un air un peu hautain, lointain, différent.

Car elle était différente, Jeanne. Tout le monde le sentait.

Tout le monde le voyait.

Elle était belle, Jeanne. 

Très belle même, avec ses yeux clairs,

ses pommettes saillantes, ses lèvres bien ourlées,

sa silhouette menue et sa poitrine généreuse.

Elle était différente, seule aussi. Un peu sauvage.

Sa mère trouvait qu'elle tardait à se marier

alors on a fait venir un veuf, grand et costaud,

un Antoine aux yeux bleus, de neuf ans plus âgé qu'elle.

Après les rendez-vous chastes, comme elle était belle,

il l'a épousée.

Et elle s'est laissée faire. C'était comme ça alors...

Il ne rentrait pas toujours à l'heure. Il était cheminot.

Elle restait à la maison, elle l'attendait pendant que lui traînait au bistrot

et buvait un peu trop.

Il n'était pas toujours gentil.

Elle n’était pas souvent heureuse.

Ils n'ont jamais été bien riches.

Et puis elle a eu un fils, et sa vie alors s'est embellie.

Elle aurait vendu son âme pour ce fils unique

car il était beau, secret, solitaire et indépendant comme elle.

C'était son petit Jojo.

Quand elle sortait pour les commissions au village,

elle portait toujours un chapeau,

un petit chapeau avec une voilette, qui capturait sa natte grise

enroulée sur sa nuque en chignon.

Elle serrait contre sa hanche le même sac à main noir

bien fermé et bien ciré avec dedans

des sucres et de l'alcool de menthe pour ses malaises.

Une vraie petite baronne.

Elle s'en allait chaque dimanche à la messe et disait ses prières en latin

à genoux toujours sur le même prie-Dieu, celui-là au bord de l'allée sur la gauche,

tout en se recueillant et priant pour Jojo

qui était alors enfant dans le chœur.

Elle portait sa jupe droite noire et sage, et des bas,

son gilet mauve et doux car elle était frileuse.

Elle aimait bien le mauve, Jeanne. Elle aimait bien les mots aussi, Jeanne.

Son écriture élégante et penchée, aux majuscules alambiquées

parcourait des pages et des pages de cahiers d'écolier

de chansons, de poésies, de recettes lues dans les journaux, écoutées à la radio

qui couraient, s'envolaient sous ses doigts pendant que, dans la marmite ,

la soupe d'Antoine frémissait.

Jojo a grandi, il a voyagé. Elle pleurait doucement

assise à sa fenêtre tout en l'attendant.

Elle écrivait de longues lettres

pour le sentir près d'elle et elle lui racontait

les fleurs qui venaient d'éclore au jardin,

les merles qui picoraient les cerises,

un voisin qu'on avait enterré le matin,

une nouvelle clôture qu'on avait mise.

Puis Jojo à son tour s'est marié. Un peu jalouse de la bru, elle a eu l'oeil mouillé,

mais bien vite des rires et des petits pas ont fait craquer son parquet ciré,

ont fait chanter plus fort le feu dans son fourneau.

Une petite fille était née chez Jojo.

Ce fut un peu comme une autre petite Jeanne.

(en hommage à Jeanne, ma  grand-mère de Saint-Etienne que je n'ai jamais oubliée)

   

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Commentaires
P
Quelle jolie grand mère, quels beaux souvenirs si magnifiquement retranscrits.<br /> Belle journée,<br /> Pierre
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